24.5.10
lecture : "Le dieu des petits riens" d'Arundhati Roy
Je lis ce livre fascinant en ce moment et je mets cette critique assez ancienne mais tout à fait pertinente.
Arundhati Roy : Le dieu des Petits Riens
( Booker Prize pour un premier roman: l'Indienne Arundhati Roy )
Article publié dans l'express en 1998
Elle est là, calme et belle, sachant que chacun jauge son allure réservée, son regard profond, sa peau brune, ses longs cheveux noirs soigneusement brossés et ce diamant brillant à sa narine. Tout le gratin de l'édition mondiale est à ses pieds. C'était en octobre 1997, à la foire de Francfort. Arundhati Roy venait tout juste de remporter le Booker Prize (la plus prestigieuse récompense littéraire de Grande-Bretagne).
A 37 ans, cette femme jusqu'alors inconnue, qui n'avait quasi jamais quitté son Inde natale, a créé, à la surprise générale, l'événement éditorial de l'année 1997, et touché plus de 1 million de dollars pour les droits de son premier roman, Le Dieu des petits riens, publié aujourd'hui en France. Un regard ultralucide sur la réalité indienne qui a conquis, en un rien de temps, plus de 15 pays. Et qu'on s'arrache toujours, un an après sa sortie, dans les librairies anglo-saxonnes.
Tout débute en 1992, lorsque cette jeune scénariste, qui donne, à l'occasion, des cours d'aérobic pour arrondir ses fins de mois s'achète un ordinateur et s'enferme des heures dans une pièce de son studio sans que ni son mari ni ses sœurs sachent ce qu'elle peut bien fabriquer là. Elle-même n'en était pas très sûre. «Le livre sortait comme ça de mon Macintosh, comme émergeant d'une sorte de brouillard, ça m'a très vite obsédée», devait-elle confier par la suite. Elle mettra plus de quatre ans à écrire - directement en anglais - son roman, ne rédigeant guère plus de dix lignes par jour. Ne retouchant jamais son texte. Lorsqu'elle pose le point final, à la mi-1996, elle soumet son tapuscrit à un éditeur, qui le lit dans le train. A 3 heures du matin, Pankaj Mishra profite d'un arrêt en gare pour lui communiquer, par téléphone, son enthousiasme. Une semaine après, il achète les droits pour l'Inde. Huit jours plus tard, l'agent littéraire britannique David Godwin débarque à New Delhi et lui propose de défendre ses droits. Trois semaines encore et Arundhati Roy était à Londres, courtisée par huit des plus grands éditeurs britanniques, qui s'arrachaient aux enchères l'honneur de la publier. HarperCollins mettra 150 000 livres sur la table. De son côté, Random House ira jusqu'à 160 000 dollars pour les droits en Amérique. Du rarement vu pour un premier roman.
Ce conte de fées éditorial éclipsera-t-il le roman? Ce serait fort dommage. Difficile de résumer Le Dieu des petits riens tant ce livre est étrange, d'une construction et d'un ton neufs. Uniques. Ce n'est qu'en progressant pas à pas dans ce roman éclaté que l'on saisit vraiment le projet de l'auteur. Et que l'on reconstitue peu à peu ce très subtil et très complexe canevas de mémoire, composé d'incessants aller et retour narratifs. A chaque page ou presque, on change d'époque, de scène, de plan, de personnage. Arundhati Roy ne vient pas pour rien du cinéma. Au début, le lecteur a du mal à se faire à cette respiration saccadée du souvenir, puis il se laisse complètement charmer, porter, emporter par les remous de l'histoire comme on se laisserait ballotter dans les tourbillons d'un fleuve pour échouer enfin, hébété, sur la berge.
Dès le début, nous savons que cette histoire se terminera mal puisqu'il est indiqué que le personnage principal, Ammu, «aux sourcils noirs arqués comme les ailes d'une mouette», est morte à 31 ans. L'âge qu'a sa fille, Rahel, quand elle retourne à Ayemenem, un gros bourg de la province du Kerala. Rahel, après des années d'absence et d'errance, vient rejoindre son jumeau, Estha, un garçon cloîtré, prostré dans le silence et l'abandon de lui-même. Sur les rives du fleuve qu'elle a longé toute son enfance, Rahel revoit les drames de sa famille. Et, surtout, les tragédies de cette année 1969. Elle revoit sa mère, divorcée, flanquée de jumeaux de 7 ans, qui se laisse glisser dans le tourbillon d'un amour interdit avec Velutha, un intouchable, autant dire un esclave, un sous-homme. Elle revoit la haine, les fausses compassions qu'a réveillées cet amour dans la vieille société des castes. La noyade de la petite Sophie, lointaine parente venue de la non moins lointaine Grande-Bretagne. La maison de l'Histoire, de l'autre côté du fleuve où, jadis, chuchotaient «des ancêtres aux ongles durs comme de la corne et à l'haleine chargée de l'odeur des vieilles cartes moisies», cette maison de l'Histoire dont personne ne possède la clef et où, avec son frère, elle tentera, un soir terrible, d'aller trouver refuge.
Avec subtilité, Arundhati Roy brosse le tableau de cette société indienne, «mélange entêtant de marxisme à l'orientale et d'hindouisme orthodoxe corsé d'une pointe de démocratie». Dans ce Kerala où le communisme a su se fondre dans l'héritage britannique et le très conservateur système des castes sans jamais rien remettre vraiment en question, les hommes battent leur femme sans vergogne, les intouchables, interdits d'existence, effacent jusqu'à la trace de leurs pas et les divorcées ne trouvent jamais le pardon. De Mammachi, la grand-mère, au commissaire de police, en passant par Pillai, la grande gueule communiste de service, tous se vengent quand Ammu tente, l'espace d'un éclair amoureux, de se débarrasser, «comme d'une vieille peau de serpent», du poids de l'Histoire, des convenances et des préjugés.
Il y a du Salman Rushdie chez Arundhati Roy. La même verve créative, la même lucide inconvenance. Mais Le Dieu des petits riens est aussi - et avant tout? - un grand, un superbe roman sensuel, chaleureux et bouleversant, ancré dans la réalité indienne. Elevée au bord d'un fleuve, au plus près de la nature, l'auteur du Dieu des petits riens s'est nourrie et a nourri son livre d'eau, d'air, de senteurs, de lumières, de personnages puisés à leur source vive. D'un trait de plume, elle saisit dans leur intimité le plissement d'une âme, la musique d'une mousson ou l'ultime soubresaut d'un éléphant électrocuté. Récit magique par son réalisme même, ce grand roman, qui en appelle autant à l'imagination qu'à la raison, respire l'authenticité. Et transpire de vérité. Interrogée sur ce qu'elle allait écrire maintenant, Arundhati Roy a déclaré: «Je n'ai rien à ajouter.»
Par Olivier Le Naire (L'Express), publié le 16/04/1998
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